Préface du livre de Laurent Dubois
Les Paradoxes du Temps

 

Par quelque bout qu'on le prenne, le temps est aporétique, comme disent les philosophes. En dépit de son allure familière, il suscite des impasses et des paradoxes de toute sorte, dont le nombre semble grandir avec la pénétration du regard. Je n'en citerai que trois, choisis de façon rigoureusement arbitraire .

La première difficulté, repérée déjà par saint Augustin, est que le mot temps ne dit pratiquement rien de la chose qu'il est censé exprimer. Ce terme désigne en apparence l'objet d'un savoir et d'une expérience immédiats, mais il se perd dans les brumes dès qu'on veut en saisir le contenu. Bien sûr, on peut toujours tenter de définir le temps dire qu'il est ce qui passe quand rien ne se passe ; qu'il est ce qui fait que tout se fait ou se défait ; qu'il est l'ordre des choses qui se succèdent ; qu'il est le devenir en train de devenir; ou, plus plaisamment, qu'il est le moyen le plus commode qu'a trouvé la nature pour que tout ne se passe pas d'un seul coup (cette boutade est en réalité plus profonde qu'elle ne paraît). Mais toutes ces expressions présupposent ou contiennent déjà l'idée du temps. Elles n'en constituent donc pas de véritables définitions, mais sont plutôt des métaphores, impuissantes à rendre compte de la véritable intégrité du temps. Le temps est en quelque sorte innommable. Mais comment parler de ce que les mots ne saisissent pas ?

Le deuxième paradoxe que je veux évoquer est celui, presque prodigieux, de la réalité même du temps. Puisque le passé n'est plus (par définition), que l'avenir n'est pas encore (par définition aussi), puisque le présent lui-même a déjà fini d'être dès qu'il est sur le point de commencer, comment pourrait-on concevoir un être du temps? Comment pourrait-il y avoir une existence du temps Si le temps n'est ainsi composé que d'inexistences? De fait, le temps est toujours disparaissant, comme Si Son mode d'être était précisément de... ne pas être. Pourtant, Si l'on devait penser que le temps n'est rien,

il faudrait d'un seul coup nier la globalité de notre expérience humaine. Nous voilà donc conduits dans une impasse, redoutable : pas plus que nous ne pouvons concevoir l'existence du temps 1 pas plus n'en pouvons nous concevoir l'inexistence. Le temps ne serait-il qu'un frisson ontologique?

Enfin, on ne peut pas ne pas rappeler ici l'irréductibilité insurmontable entre deux sortes de temps le temps physique d'une part, celui des horloges, et le temps subjectif d'autre part 1 celui de la conscience. Les tentatives pour dériver le temps du "monde" du temps de "l'âme" ou celui~ de celui-là paraissent indéfiniment condamnées à l'échec. Cette aporie apparaît déjà autour de la structure du présent, fracturée entre deux modalités: l'instant ponctuel, réduit à une coupure entre un avant et un après illimités, et le présent vivant, gros d'un passé immédiat et d'un futur imminent. Aucune de nos sensations n'indique l'alchinie par laquelle une succession d'instants parvient à s'épaissir en durée. Le temps mathématisé du physicien, aussi opératoire qu'il puisse être, n'épuise manifestement pas le sens du temps vécu : ses tic-tac répétitifs et esseulés ne sauraient donc être la pâte du vrai temps, celui de la vie ; inversement, le temps vécu ne donne l'intuition de toutes les facettes du temps physique. Est-ce à dire qu'à force de schématisation, la physique aurait laissé échapper quelques-unes des propriétés fondamentales du temps? Tel était le point de vue défendu par Henri Bergson, convaincu que la physique - et intelligence discursive en général - se faisaient une représentation fausse du temps. Plutôt que d'observer le temps qui s'écoule, l'esprit scientifique se préoccuperait de noter des coïncidences ; il substituerait à la durée un schéma simpliste, celui d'un temps à une dimension, homogène, constitué seulement d'instants qui se succèdent à l'identique; ce faisant, il oublierait de regarder en face la véritable nature de la durée, qui est invention continue, apprentissage perpétuel, émergence ininterrompue de nouveauté. En attendant qu'une réponse improbable vienne trancher ce débat, ne faut-il humblement admettre que rien ne dît mieux cette conflictuailté du temps du monde et du temps de l'âme que la poésie la plus populaire, celle où l'on dit que la vie est brève, les amours éphémères et la mort certaine ?

Laurent Dubois, lui, va beaucoup plus loin que nous. Avec beaucoup de pédagogie, de clarté et de vivacité, il décortique par le menu les paradoxes concernant le temps, les plus classiques bien sûr, mais aussi certains moins connus. Son travail exemplaire confine à l'exhaustivité. Tout y passe la logique, les mathématiques, la physique, avec la relativité et le fameux paradoxe des jumeaux de Langevin, la physique quantique, la cosmologie, les théories du chaos, et aussi l'épineux problème dit "de la flèche du temps" qui pose la question de la réversibilité - ou de l'irréversibibté - des lois physiques. L'abondance, la profondeur et la diversité des paradoxes qu'il analyse dans les pages qui suivent illustrent - mieux que tous les discours - combien il est difficile de construire une unité théorique autour du temps.

En lisant le livre de Iaurent Dubois, vous vous apercevrez que la question du temps rassemble en fait toutes les autres questions fondamentales. Tout se passe en somme comme Si l'on ne pouvait pas parler du temps sans aussitôt parler "du reste", de tout le reste.

Etienne Klein